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« Sunny ways, my friends… »

   Dans le discours qu’il a prononcé le soir des élections, Justin Trudeau s’est réclamé de Wilfrid Laurier qui, dit-il, « a parlé des voies ensoleillées. Il savait que la politique peut être une force positive, et c’est le message que les Canadiens ont envoyé […]. Les Canadiens ont choisi le changement, un vrai changement […]. Sunny ways, my friends, sunny ways ».

Il aurait fallu que la presse pose un peu plus de questions pour savoir exactement à quoi le nouveau premier ministre faisait allusion et sous quels aspects il entendait s’inspirer de Laurier. À première vue, il semble associer vaguement les « sunny ways » au changement et à la politique « positive ». Quelques médias anglophones, dont le National Post, ont rappelé dans quel contexte précis Laurier a utilisé cette expression, d’autres, comme le Toronto Star, en ont fait de l’humour : « Are you ready for “sunny ways”? Am I? I wonder what that means. Do we have to smile all the time? Take the high road? Sing sunny songs? ».

Les médias francophones ne semblent pas avoir porté intérêt aux propos du nouveau chef, mais aussi bien ne pas trop savoir de quoi il s’agit que de décrire les « sunny ways » comme l’a déjà fait Michael Ignatieff : « ouverture à l’Ouest, connaissance de la complexité du pays et courage politique [sic] »… (http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/politique/plc/q4.shtml)

Laurier1

En fait, pour les Canadiens français, les « sunny ways » évoquent justement le contraire du courage politique et l’un des épisodes les plus décevants de la carrière de l’ancien premier ministre.

Les écoles du Manitoba

Quand Laurier arrive au pouvoir, un grand débat agite le Canada, particulièrement au Manitoba, une province créée en 1870 par une loi (Loi sur le Manitoba) qui accordait une protection aux écoles séparées francophones (article 22) et établissait le bilinguisme au sein du Parlement (article 23), comme au Québec. Or, en 1890, le gouvernement Greenway avait fait de l’anglais la seule langue officielle au Manitoba et supprimé le financement des écoles françaises. Le gouvernement fédéral (conservateur) avait alors la possibilité de 1) désavouer la législation manitobaine, ce qu’il refusa évidemment de faire, 2) de soutenir une contestation devant les tribunaux, ce qui fut fait sans succès, ou 3) d’apporter des mesures « rémédiatrices », qui sont mortes au Feuilleton.

Laurier devient premier ministre en 1896 et, comme l’écrit Réal Bélanger (Wilfrid Laurier, quand la politique devient passion, PUL, 1986, P. 461), « met l’accent sur la liberté civile et religieuse, la tolérance, la conciliation et le compromis ». Sur la question du Manitoba, il a déjà pris position en 1895 : « If it was in my power, and if I had the responsability, I would try the sunny way », se référant à une fable d’Ésope, Le vent et le soleil. Évidemment pas question de désavouer cette loi pourtant parfaitement inconstitutionnelle. Il s’entend plutôt avec le premier ministre manitobain sur une disposition (compromis Laurier-Greenway) permettant l’enseignement d’une « autre langue » que l’anglais, entre 15 h 30 et 16 h, dans des « écoles bilingues », là où 10 élèves ou plus parlent cette langue dans les zones rurales et 25, dans les centres urbains (http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amnord/cnd_antifranco.htm). Les évêques ont beau protester jusqu’à Rome, Laurier ne démord pas et prétend que de nouvelles concessions pourraient mener à une « guerre sainte ».

Laurier-écoles 2

Le compromis ne survivra pas au gouvernement Laurier. En 1916, une nouvelle réglementation l’annule et fait de l’anglais la seule langue d’enseignement dans les écoles publiques du Manitoba.

Puis l’Alberta et la Saskatchewan en 1905…

Entretemps, deux autres provinces ont été créées dans l’Ouest. En 1905, une première version de la Loi sur l’Alberta semble avantageuse pour la minorité francophone. À Henri Bourassa qui s’inquiète du cheminement du projet, Laurier rétorque qu’il a trop « l’esprit français » ; « moi, dit-il, je flotte dans l’air ambiant » (Bélanger, 299). C’est plutôt une tornade orangiste qui emporte les droits prévus pour les franco-catholiques dans la version suivante projet et son fameux article 16 : l’anglais sera la langue d’enseignement en Alberta, tout en autorisant un certain usage du français dans les classes primaires. Il en sera de même en Saskatchewan.

Cet épisode s’inscrit parmi les épreuves qui ont frappé les minorités catholiques et françaises du Canada depuis 1871. « Pire, écrit le biographe de Laurier, c’est probablement la dernière chance qu’avait le pays de se doter, avant qu’il ne soit trop tard, des moyens concrets pour devenir une nation bilingue et biculturelle d’un océan à l’autre » (p. 305).

Pour éviter les conflits, Laurier a joué le compromis en croyant que la majorité canadienne-anglaise saurait à son tour faire des concessions. Il s’est trompé, comme il le réalisera, une fois dans l’opposition, lors du débat sur le Règlement 17 adopté par le gouvernement ontarien en 1912.

…et en 2015

Moins d’un mois après l’élection de Trudeau, l’Alberta et la Saskatchewan font la manchette : la Cour suprême du Canada refuse d’interpréter généreusement les textes constitutionnels et décide qu’aucun élément historique n’empêche ces deux provinces de se déclarer unilingues sur le plan législatif.

Comme l’écrivait le biographe de Laurier, « le Canada de 1986 [c’était avant Meech…], anglo-saxon de caractère et de mentalité dans neuf de ses dix provinces, est en partie le produit des concessions du grand homme […] ».

Et de ses « sunny ways ».